Naomi Osaka a donc quitté Roland-Garros avant de recevoir d'autres amendes, éventuellement un avis d'expulsion, dépassée par le scandale qu'elle a elle-même créé en refusant de participer aux conférences de presse. C'est la première fois qu'une joueuse de cette stature, accessoirement la sportive la mieux payée au monde, se soustrait à ses obligations médiatiques, officiellement pour préserver sa «santé mentale». Nous avons demandé à Timea Bacsinszky, spécialiste de l'exercice, si ce boycott était justifié. Et s'il pouvait receler des motifs inavouables.
Comprenez-vous la décision de Naomi Osaka de boycotter les conférences de presse? Je suis surprise et finalement, pas tant que ça. Naomi est très engagée, très exposée. Elle prend des positions militantes sur de nombreux sujets, notamment les violences policières, et elle assume tout. Au Japon, elle est une icône. Dans le tennis, elle est surmédiatisée. Je crois que personne ne peut vraiment savoir ce qu’elle vit, moi compris. On ne sait jamais tout. Je n’adhère pas à sa décision mais je la respecte totalement.
Avez-vous déjà eu la tentation de fuir les conférences de presse? Moi, j’ai toujours aimé cet exercice. J'essaie de donner des clés de compréhension sur le tennis, de tirer des parallèles avec la vie, d’aller au-delà du simple constat. Je trouve dommage que certain(e)s collègues se contentent de réciter: «Mon jeu est en place», «je dois me concentrer sur le prochain match», «mon service a bien fonctionné». Dans un style différent, Roger (Federer) est un grand bavard, lui aussi: Parfois, on ne peut plus l’arrêter, il part dans un monologue de vingt minutes et je suis sûre que les gens apprécient.
En clair, ce n’est jamais une corvée, même après une défaite? A la limite, je dirais que c’est plus contraignant après une victoire. Les moments de célébration dans le tennis sont généralement brefs. On passe trop vite à autre chose. Les gens ne savent pas qu’après la balle de match, on enchaîne avec le décrassage, le bain froid, le physio, le débriefing, la collation, la conférence de presse (dès qu’un créneau se libère car, pour prendre un exemple, tu ne passes pas devant Serena Williams) et enfin, les interviews individuelles. Au bout du processus, la victoire est presque oubliée.
Combien de temps comptez-vous pour ce service après vente? Entre trois et cinq heures.
N'êtes-vous jamais allée devant la presse avec la boule au ventre? Oui, une fois. Une seule fois: Pendant la demi-finale de Fed Cup à Lucerne. Je savais depuis dix jours que mon père serait dans les tribunes. Il était toujours interdit de stade mais j'avais appris par un tiers qu’il avait acheté un billet sous un faux nom. J’en ai eu la boule au ventre jusque sur le court. Impossible d’en parler: personne ne va raconter ses histoires de famille devant la presse. C’est là que j’en reviens à Osaka: parfois, un athlète ne peut pas tout dire. On aurait envie de se confier, on sait que les gens comprendraient mieux pourquoi on perd, mais ce n’est pas le lieu. On ne peut pas dire la vérité, on garde tout pour soi et, oui, ça peut devenir très dur d’affronter les questions sans craquer.
Pensez-vous que Naomi Osaka soit dans ce cas? Je n’en sais rien et je pense que je ne suis pas la seule. Naomi a parlé de phase dépressive. Mais sa dépression, si je me souviens bien, date de 2018. Ce n’est pas récent. Et puis, elle aurait pu s’en tirer avec des phrases types ou des clichés, comme Sharapova l’a fait pendant toute sa carrière. En tant que journaliste, vous devriez peut-être vous demander ce que cache ce boycott. Pourquoi une femme aussi engagée, dont la voix porte, décide brusquement de ne plus parler.
Fallait-il la sanctionner? La WTA (réd: organe faîtier du tennis féminin) nous force à répondre aux médias car elle a besoin de visibilité. Mais comme on dit, il n’y a jamais de mauvaise publicité: L’affaire Osaka attire l’attention sur le tennis féminin et je doute qu’en privé, la WTA s’en plaigne. En même temps, elle n’a pas intérêt à se mettre sa star à dos. Elle aurait beaucoup plus à perdre. Osaka le sait: Peu de joueuses ont un statut aussi global, une influence aussi large. Je pense que Naomi veut changer notre sport comme elle essaie de faire évoluer la société, et je ne parierais pas sur son échec. Qui sait? Un jour, on demandera peut-être aux journalistes de payer pour accéder aux conférences de presse plutôt que de distribuer des amendes aux athlètes qui refusent de participer. Le sport a tellement changé pendant le Covid. Je suis certaine que ce n'est pas fini.
N’est-ce pas précisément une opportunité qu’Osaka tente de saisir: Maintenir les mesures de distanciation sociale avec la presse? Le moment, en tout cas, est idéal. Il est propice aux changements. Pensez aussi à l'audience que draine Osaka sur les réseaux sociaux. Nous parlons d’une jeune fille de 23 ans qui a grandi avec cette culture et qui en est devenue une égérie. Pour elle, il est assez facile de mettre la pression sur les médias traditionnels. Et même si je n’adhère pas à sa décision, je suis très admirative de son courage.
Le tennis est peut-être le sport qui impose le plus d’obligations médiatiques à ses champions. Mais le fait de s’en plaindre ne le fera-t-il pas passer pour un enfant gâté auprès de tous les athlètes qui, faute de visibilité, n’ont ni sponsor ni avenir? Il est toujours difficile de se mettre à la place des autres. J’admets volontiers que je ne peux pas comprendre ce que vit un coureur de 100m. Je sais en revanche que quand j’étais dans le top 20, je répondais à la presse toute l’année, après chaque match, pendant mes jours de repos, et même en dehors des tournois, où je recevais une vingtaine de demandes par semaine. Sans même parler des sollicitations pour des sondages, des campagnes de sensibilisation, des travaux de maturité etc. A partir de là, imaginez ce que vit Osaka... Je ne cherche pas à la plaindre mais je pense que nous devrions respecter sa décision. Car personne ne sait ce qu'elle vit. Personne ne connaît ses raisons.