Un footballeur qui ne chante pas l’hymne national, ou remue les lèvres pour feindre des vibrations dont il se sait exsangue, est encore considéré aujourd'hui comme un renégat, indigne des notes séculaires qui l'exhortent à la bravoure.
On l'oublie avec nos souvenirs de petit rosé et de vieux 0-0 mais la polémique de l'hymne resurgit à chaque fois que la Nati dispute une grande compétition, à plus forte «raison» quand elle perd, et avec un trouble presque paranoïaque depuis que certains noms ne figurent dans aucun «Bescherelle» ou «Wir sprechen deutsch» - avec des Sh et des Xh à la place du CH.
En France, même débat, lancé par l'extrême droite sur un appel à la profondeur des élites intellectuelles désoeuvrées, toutes heureuses de s'engager sur un terrain fréquenté. «Pourquoi les Bleus sont-ils les rares joueurs de ce Mondial à ne pas entonner l'hymne», s'insurgeait «Le Point» en 2018, alors que de nombreux ténors du football français n'ont jamais prêté leur voix à la Marseillaise (Platini, Zidane) sans que personne, à aucun moment, ne leur adosse les clichés de la marmaille snobinarde, de la racaille banlieusarde.
Il existe plein de bonnes raisons de ne pas donner de la voix quand, à l'origine, on s'exprime avec les pieds.
Peut-être faut-il rappeler que pendant l'hymne, chaque footballeur chante en solo, face caméra, pendant trois à quatre secondes.
Les Suisses de 1996 ne s'égosillaient pas davantage, ils s'appelaient Vogel, Quentin et Chapuisat. Certains étaient timides. D'autres chantaient faux. Beaucoup avaient «peur du ridicule», selon Ludovic Magnin, le trac comme au cours de solfège, à la messe du dimanche ou devant le sapin de Noël.
A quoi bon créer une bulle autour de l'équipe si quelques notes suffisent à la percer, submergeant les joueurs d'émotions?
Un hymne n'est jamais qu'une incursion de la mélodie dans la théorie, à un moment où les paroles d'un entraîneur sont bien plus probantes que celles d'un cantique.
Et il y a un malaise, forcément. Malaise face aux mots sortis de leurs tranchées de naguère, qui tentent de faire passer l'adversaire pour un despote sanguinaire, venu égorger nos fils et nos compagnes, et déchirer le sein de nos mères - alors que le footballeur moderne préconise plutôt de les niquer.
Certes, les footballeurs ont beau jeu de s'effaroucher de ce romantisme troupier quand leur jargon est lui-même maculé de réthorique guerrière, avec tout un arsenal d'expressions consacrées, le couteau entre les dents et l'épée de Damoclès sur la tête, et inversement. Mais il n'y a pas moins dans certains hymnes un archaïsme sadique qui, quand on y pense, laisse sans voix.
Ainsi le célèbre Haka, faribole barbare des Néo-Zélandais anars qui, face à des adversaires étonnamment passifs, tirent la langue comme des chameaux sous ecsta, promettent d'égorger leur prochain, annoncent l'avènement de l’homme poilu comme ailleurs celui de la femme d’extrême droite, braillent des incantations équivoques (notamment l'inénarrable tenei te tangata puhuruhuru) dont on devine aisément, sans parler un traitre mot de maori, qu’elles n'appellent pas au calme.
Et puis il y a l'hymne suisse, tout autrement. Un hymne pour aller pique-niquer à la montagne, sortir de son pieux le coeur ému, en laissant les vains bruits de la plaine à ces escouades d'ostrogoths en cuissettes.
En 2012, Jézael Fritsche, chargée de communication à l’Association suisse de football, admettait que «certains sportifs connaissent uniquement la première strophe, comme de nombreux citoyens d'ailleurs. Or ce n’est pas la mission de l’ASF que d’apprendre l'hymne suisse aux footballeurs».
«Presque personne n'est capable de réciter notre hymne en entier», reconnaît Peter Rothenbühler, ancien membre de la Commission chargée de plancher sur un nouveau texte. «Je ne pense pas que nous verrons beaucoup de footballeurs chanter à tue-tête, ajoute le fameux chroniqueur. Parce que notre équipe, fondamentalement, est très balkanique. Parce que les citoyens suisses ne sont pas aussi cocardiers que les français et les italiens. Et tout ceci est plutôt bon signe à mon avis.»
Il n'y a rien à toucher, selon Peter Rothenbühler: «J'ai quitté la Commission après deux séances. On ne change pas un hymne. Même si ce texte a l'air vieillot, on ne peut décemment pas lui substituer une poésie un peu sympa et régionaliste.»
L'Eurofoot, concert des nations, doit-il toujours devenir une affaire d'Etat? Doit-il absolument répondre de tout, de la réputation d'un pays à son bien-être, en passant par sa courbe démographique? Didier Deschamps pense que oui:
Des esprits plus carrés voudraient y voir un terrain de jeu, rien qu'un tournoi à jouer, sans idée politique ni réflexion philosophique. Ils voient juste un ballon et un champ d'expression, le pré carré des grands enfants; aussi parce que, parfois, cette vision au ras du gazon les arrange.
Aymeric Laporte, «l'homme qui pleurait en chantant la Marseillaise», selon son père, vient d'accepter une naturalisation facilitée du gouvernement espagnol, faute d'obtenir une convocation actée du sélectionneur français. «Il voulait juste jouer», le défend désormais son père, et pourquoi ce point de vue ingénu, aussi contestable soit-il au plan de la cohérence, serait-il irrecevable?
Il a dit «sélection», et non pays. Il a dit objectif et compétition. Ni plus, ni moins.
Qu'ils revendiquent ou qu'ils protestent, les footballeurs ne peuvent pas échapper aux questions d'appartenance, dans une compétition qui, tout de même, joue sur les réflexes identitaires, un peu bébêtes, du collectif über alles.
Un hymne, contrairement à ses paroles, est rarement dénué de sens: il est un murmure à l'oreille des patriotes. On en fait un rite, souvent un rite initiatique et, sauf à les abolir, personne ne rendra les compétitions sportives apatrides, bien que de nombreux intellectuels dans le monde s'y emploient.
Sauf qu'à l'Euro ou au Mondial, le patriotisme est tout. Il est le ressort même de la dramaturgie sportive. Il est un folklore de chants et de drapeaux, dans des effluves de saucisses grillées, à destination d'un public non initié, consommateur irrégulier ou occasionnel. Ce n'est plus tant du football qu'un concept marketing, vendu comme un petit remontant, un palliatif à la mondialisation anxiogène.
Depuis le temps que le football des clubs est censé enterrer les équipes nationales, c'est toujours le même refrain, et peu importe que certains le chantent faux ou en play-back: les hymnes ne veulent pas dire grand chose mais nous réussissons invariablement à en faire toute une histoire (la preuve ici).