Depuis que les circuits sont parfaitement sécurisés, le danger est une notion un peu abstraite dans laquelle le pilote façonne sa virilité, et le public sa pensée. C'est un élément du scénario, un ressort de la dramaturgie sportive mais, depuis la télévision, les scènes d'accident ont fini par banaliser le risque: des pilotes extirpés de leur voiture déchiquetée, ou éjectés de leur moto à 250 km/h, se hissent sur leurs jambes, secouent un peu la tête, leur carcasse, pour évacuer des résidus d'angoisses, et retournent à leurs occupations en saluant la foule l’air de dire «même pas mal».
Puis il y a le retour à la normale. Jason Dupasquier. Marco Simoncelli. Anthoine Hubert. La vraie vie, avec un début et une fin. Le mythe redevient réalité.
Le public oublie, le pilote occulte: la mort est concomitante des sports mécaniques comme l'est le sang à la boxe, la chute à l'alpinisme, l'asphyxie à l'apnée. «C'est comme ça depuis toujours: les pilotes sont tous d'accord pour dire qu'ils peuvent mourir, mais aucun n'envisage cette hypothèse plus d'une demi-seconde», témoigne Klaus Zaugg, qui arpente les circuits depuis 38 ans. Le chroniqueur vedette de watson ajoute:
Jacques Cornu assure qu'aujourd'hui, les grands prix présentent un niveau de sécurité maximal, «des circuits aux casques en passant par les protections». Mais l'ancien champion conclut chaque interview en rappelant la prééminence de la fatalité sur toute intervention humaine: «On connaît les règles du jeu...» Ou encore: «Dans la mort de Jason Dupasquier, il n'y a pas de coupable à chercher.»
Eux savent. Eux vivent en marge d'une société précautionneuse, où l'on fait l'apologie de la maîtrise et du risque zéro. Le mécène qui, dans les années 2000, finançait la carrière de Bastien Chesaux, nous décrivait «un décalage toujours plus grand entre le monde de l'entreprise, où le moindre document porte trois signatures, et le pilote qui, chaque dix secondes, prend une décision dont dépend sa vie».
Cette hardiesse un rien surjouée fait des sports mécaniques le dernier bastion du mâle alpha, bien à l'abri des poltrons et des velléitaires, insensible aux affres de la malchance ordinaire. Ici, on ne glisse pas sur un tapis de douche, mais sur de l'asphalte brut.
A 26 ans, le prodige Casey Stoner met un terme à sa carrière pour des raisons familiales, «après une longue discussion» avec son épouse. Il invoque des «attaches solides», on le devine ligoté au lit conjugal par les liens sacrés du mariage.
La décision de Stoner – qui en réalité avait peur – fut jugée ironiquement, comme une reculée majeure, dans un monde où les maris absents sont encore ostracisés, sinon remplacés.
En septembre 2019, le décès d'Anthoine Hubert, sur le circuit rapide de Spa-Francorchamps, a révélé des ambiguïtés encore plus troublantes entre les organisateurs de GP, tentés d'abolir tous les risques, et les pilotes qui y voyaient une ablation de leur virilité.
Le pilote franco-suisse Romain Grosjean, patron du syndicat (Grand Prix Drivers' Association), avait défendu une position non moins conservatrice: «Il faut essayer de comprendre ce qu’il s’est passé. Mais encore une fois, tu peux écrire tous les scénarios de la terre, il y en aura toujours un que tu n’as pas prévu. Et puis, si ce sport est aussi attrayant, c’est parce qu’il y a une notion de danger.»
Un an plus tard, Romain Grosjean s'extirpait miraculeusement d'une voiture en feu, coupée en deux et inondée d'essence.
Sur deux ou quatre roues, les pilotes entretiennent un rapport filial à la bravoure, jusqu'à une certaine vulgarité de la sécurité. «Le décès de Jason Dupasquier va créer un choc... pendant un petit moment, prédit Klaus Zaugg. Ceux qui mettront du temps à oublier finiront par tout arrêter. La moto n'est pas différente de nos sociétés occidentales: avant, les vieux qui tombaient malades restaient dans leur lit jusqu'à leur mort. Aujourd'hui, on les place immédiatement dans des homes. On ne veut pas voir. On ne veut pas penser à ce qui, potentiellement, peut nous arriver.»
Klaus Zaugg cite un cas concret: «Dans les années 90, il y avait une rivalité légendaire entre Wayne Rainey et Kevin Schwantz. Rainey avait un talent hors norme, il était pratiquement intouchable. Mais en 1993, il a eu un grave accident. Il est resté paralysé. Schwantz a remporté son seul titre, le premier et le dernier. L'année d'après, il est rentré du GP du Japon avec Rainey, dans le même avion. En voyant son ami juste à côté de lui, dans sa chaise roulante, il a réellement pris conscience du danger. Ce n'était plus une notion abstraite. Il a mis un terme à sa carrière quelques semaines plus tard.»