J’ai encore saisi une occasion de m’auto-flageller au vol tout à l’heure, en marchant dans la rue. Je me suis faite stopper sur le trottoir par une Rom avec une poussette. Enfin, je dis une Rom par réflexe. Je suis pas mieux que les cons. Mais en fait j’en sais rien.
Elle m’a demandé - dans un anglais approximatif - où se trouvait l’accueil des sans-abris. Ça m’a rassurée la moindre qu’il ne s’agisse pas directement de fric. Ça me laissait le temps d’adopter l’air compatissant de circonstance et de trouver une excuse pour quand elle en viendrait au fait.
A vue de nez, ça m’avait pas l’air d’une droguée. (J’en avais déjà slalomé quelques uns un peu plus bas, en traversant Les Pâquis.) Excuse principale du refus: invalidée. Me fallait trouver autre chose.
«I really need to get some food for my baby, please» - «Sorry, I can’t», j’ai répondu. C’est sorti tout seul. Comme dans les exercices d’association d’idées des cabinets de psys. En fait, je «cannais» tout à fait. Il m’aurait juste fallu aller dans l’échoppe juste à côté pour lui acheter un peu de bouffe pour bébé. Rien de bien difficile. Ni de bien cher!
Instantanément, tu te sens comme une merde. Tu te mets à remettre tes choix de vie en question. Tu pars dans des délires philosophiques pendant que ton cerveau, en mode survie, cherche à toute vitesse à légitimer ta décision. A colmater la brèche béante creusée par ta cruauté dans le CV de ton karma.
Lui donner du fric reviendrait à m’acheter une conscience? Le sentiment d’avoir été utile? Ça n’a pas de prix. Pourquoi suis-je une connasse égoïste?
Dans ce regard, d’abord plein d’espoir, j’ai vu du dépit. Peut-être du mépris aussi. L’excuse parfaite pour justifier ma lâcheté? «Ben voilà, cette meuf est désagréable, j’ai bien fait de rien lui donner.» Mais est-ce que j’aurais vraiment réagi différemment à sa place, si quelqu’un m’avait répondu en gros qu’il s’en foutait que mon enfant bouffe ou non, dans un pays où il touche à la minute ce que je gagnerais en un mois dans le mien? Je pense que je serais dégoûtée aussi.
Vous allez me dire: «t’es gentille meuf, tes états d’âme on s’en branle»... mais je suis sûre que ça vous arrive aussi tous les jours de vous sentir mal dans ce genre de cas, non? D’avoir l’impression que vous êtes une merde? Qu’on a tous, collectivement, perdu de vue ce qui comptait vraiment dans nos sociétés de capitalistes aseptisées? Qu’on est tous des gros connards?
Non?
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