Père cycliste, ancien champion de cyclocross. Mère gymnaste, prof de pilates, grande amatrice de tir et de course d'orientation. Une seule question: Mais que faisait le chien?
Chaque semaine, Markus et Sonja organisaient des excursions en VTT pour les enfants de la région, à commencer par les leurs. Dans le fond, Jolanda Neff s'en fichait pas mal de canaliser son énergie sur des chemins étroits. Ce qu'elle aimait, c'était le grand air. Les virées. Les espaces. Les perspectives.
A l'école, elle était douée et assidue, premier rang devant le pupitre et, déjà, devant toutes les autres. Elle n'abandonnait pas volontiers cette place, sa place; la première. Mais elle ne détestait pas non plus l'école buissonnière. «J'allais observer les oiseaux, les écureuils, et je revenais en retard», raconte-t-elle dans la presse alémanique.
A 28 ans, la voilà qui sourit comme Boucle d'or et toise comme Catherine Tramell, avec une confusion savamment étudiée. Elle s'est construite un personnage haut en couleur, avec teintures et mascara, crinière blonde de pop-star eighties, griffes bariolées qui jaillissent de gants troués (une question, une seule: mais où est passé le rat?).
On la dit parfois lascive et suggestive. Elle se veut simplement transparente.
Mais de réputation, Jolanda Neff est bien plus qu'une bombasse saint-galloise, beaucoup mieux qu'une midinette de sous-bois, couverte de boue et d'honneurs. Elle a tout pour plaire: le courage, la spontanéité, une vraie intelligence, le caractère bien trempé de ceux dont on a tant douché l'enthousiasme, sans parvenir à l'éteindre. C'est une belle gueule de vainqueur, une tronche, comme disent fièrement les obtus.
Dans cette Suisse éternellement tiraillée entre le besoin de s'enorgueillir et l'incongruité d'admirer, on lui trouve des justes milieux, on lui passe ses caprices pour ne retenir que sa malice, on s'émeut de ses grands rêves, de sa nouvelle vie aux States, entre bottes et pick-up, quand les mêmes inclinations faisaient de Martina Hingis une créature de l'ambition - et si elle gagnait, elle aggravait son cas – «sauf que chez Jolanda Neff, ce n'est pas de l'arrogance, rien qu'un peu d'exubérance», jurent nos confrères alémaniques.
Mais Boucle d'or n'était pas si joyeuse puisque, après son échec aux JO de Rio, elle a déprimé. Son portraitiste chez Red Bull raconte qu'elle s’est refermée sur elle-même, dans une sorte de bulle, parce qu’elle croyait que c’était la seule façon de gagner. Malgré des émoluments confortables, elle ne pouvait plus défendre une équipe qui avait éconduit son père, accessoirement son mécanicien, son mentor et son accompagnant depuis l'enfance. Au bord de flancher à Rio, elle s’est sentie à moitié soutenue par la fédération.
Alors elle a créé «Jolandaland». Plus qu'un feuilleton autobiographique, une épopée sur un air de La La Land, pour redonner à sa carrière une dimension romanesque et onirique.
L'argent ne l'aurait plus intéressé, soi-disant: Rien que du renouveau sous le soleil de «Jolandaland». Red Bull prétend qu'elle a refusé huit propositions, y compris des ponts d'or, pour signer chez Kross, une petite entreprise polonaise de cycles.
«J’ai réalisé que je voulais autour de moi des gens avec qui je pouvais rigoler. Je n’ai pas besoin d’égoïstes et de petits frimeurs mais de vrais coéquipiers. Pas du genre à douter et à freiner ton élan mais plutôt à te booster. J’ai besoin de gens qui voient le bon côté des choses.» Car à «Jolandaland», on a de la boue jusqu'au cou mais on s'amuse des écueils – ça fait rire les oiseaux et danser les écureuils.
Et puisque Jolanda Neff aime narrer, elle a encore créé un magazine essentiellement consacré à sa personne, baptisé Trois Mois (en français dans le titre, avec un «s» à mois). «J’aime les mots, j’aime écrire, j’ai adoré travailler sur le magazine.» Mais elle n'avait plus le temps (d'où l'usage du passé composé dans cette dernière phrase).
Partie de nulle part, revenue de tout, Jolanda Neff a écrit sa légende de «born again» dans un bois paumé d'Ashville, Caroline du Nord, en réchappant à une chute violente. Rupture de la rate, côte cassée, poumon perforé. Elle ne pensait plus remonter sur un podium, elle qui, déjà, n'était pas capable de saisir un sachet de levure sur une étagère (extrait de «Jolandaland»).
Le cycliste américain Luca Shaw, son «schätzli» depuis trois ans, l'a accompagnée sur le chemin de la guérison, jusqu'au sacre de Tokyo. Un triomphe totalement inespéré cette année et vainement attendu depuis dix autres longues années, à tel point que dans ses panades olympiques, Jolanda Neff fut parfois comparée à Didier Cuche – l'autodérision en plus.
Non ce n'est pas un rêve, ce n'est qu'un jour de plus à «Jolandaland».